En juillet 1948 ma famille quitte la Roumanie et s’installe à Paris. Ma sœur jumelle et moi avons alors deux ans et demi. Famille atypique, compliquée, étrange.
Mon père se dit le plus souvent agent de commerce. Profession que nous finirons par inscrire chaque année sur nos carnets scolaires. Métier énigmatique pour nous les enfants. Mais en ce domaine comme en d’autres, nous savons qu’il est inutile de poser des questions. Chut est le mot d’ordre familial.
Ma mère se passionne pour l’art et la littérature.
Elle fréquente les librairies, les musées et les galeries : le Musée Cernuschi, les Galeries Maegt, Jeanne Bucher, Cordier, Berggruen, La Hune et surtout la Librairie-Galerie Kléber de Jean Fournier. Ce dernier la prend en amitié, la guide dans ses choix. Elle ramène des moissons de livres d’art à la maison. Un des plus marquants sera pour moi le fac-similé du journal de Gauguin à Tahiti : Noa Noa.
Vers l’âge de quinze ans, je commence à écrire et à dessiner. En secret. En noir et blanc, exclusivement. C’est l’époque des poèmes et des histoires courtes que j’envoie à Robbe-Grillet et à Mandiargues, qui me répondent et m’encouragent à continuer.
C’est aussi l’époque des bandes dessinées : Tiens, il neige et Oh, mais entrez donc..., au feutre et pastels secs. Timide incursion de la couleur. La couleur, territoire de ma jumelle, restera longtemps intouchable.
Après les feutres, les bics et les Röthring, arrive la plume. À Londres, dans une étrange boutique, un vieux vendeur m’ouvre des dizaines de tiroirs où elles sont classées par séries.
Je découvre leur infinie variété et le plaisir de travailler avec ce nouvel outil, qui vibre et rend le trait plus vivant. Je dessine toute la journée dans la chambre de bonne au dessus de l’appartement familial au lieu de me rendre à l’université de Nanterre où je suis inscrite.
Les petits formats des débuts font place à d’immenses compositions. Trois ans passent ainsi, jusqu’à ce que ma mère reçoive une lettre du rectorat... Sommée de m’expliquer, je montre mes travaux aux parents. Affirme que je veux devenir peintre. Mon père resplendit. Ma mère, tour à tour incrédule et catastrophée, me suggère malgré tout d’aller montrer mes travaux à Jean Dubuffet, qui fait l’acquisition d’une dizaine de mes dessins pour le musée d’Art Brut, à Paris, levant provisoirement les doutes maternels sur ma vocation.
À vingt ans je visite des ateliers d’artistes. Première brève rencontre avec François Barbâtre. Nous nous retrouverons deux ans plus tard, grâce aux surréalistes Mirabelle Dors et Maurice Rapin.
En 1968, Mirabelle organise, pour l’inauguration du restaurant Le Dolmen, gare Montparnasse, une exposition collective réunissant une quinzaine d’artistes. Elle met à ma disposition un mur entier. Mes grands dessins à l’encre de Chine, exécutés en cachette, sont exposés pour la première fois.
François Barbâtre voit l’exposition, remarque mon travail et demande à me rencontrer. Il reconnaît en moi la jeune fille croisée deux ans plus tôt. Nous ne nous quitterons plus. Il me tire de mon enfermement. Me présente à ses amis, parmi lesquels Sam Szafran, Olivier O. Olivier, Claudine Martin, Jacques Chemay, Gérard Béringer, Joërg Ortner, Philippe Roman, Véronique Jordan Roman, Roselyne Granet. Expositions et publications de livres suivent.
Il me fait aussi découvrir Noirmoutier. Je sillonne l’île inlassablement, m’imprègne de sa lumière et de sa beauté, photographie l’enlisement des palissades de noisetier qui quadrillent les dunes pour retenir le sable. Je ne dessine pas sur le motif. Plus tard à l’atelier surgiront sur le papier des paysages étrangement familiers et entièrement nouveaux.
En 1985 je quitte François Barbâtre et prends un atelier rue Daniel Stern. Commence un nouveau cycle de dessins de très grands formats. Antoine Mendiharat les voit et me propose d’entrer à la Galerie Berggruen.
Ce qui se traduira en 1986 par une exposition collective à la FIAC, et en 1987 par une exposition personnelle à la galerie. Le catalogue de l’exposition sera préfacé par Jacques Roubaud.
Après le grand triptyque exposé chez Berggruen, je n’arrive plus à dessiner que sur des carnets chinois de petits formats : 16 x 7,5 cm. Je ménage des pages blanches pour un hypothétique texte à venir... qui ne vient pas. Le poète Claude Royet-Journoud m’incite à casser mes carnets. Je recouvre les murs de tous les dessins accumulés.
À Jacques Roubaud en visite à l’atelier, j’explique que j’ignore jusqu’où j’irais, peut-être jusqu’à 500, peut-être jusqu’à 1000, mais que j’aimerais des légendes aux dessins. Il répond aussitôt : « Faites-en mille et trois. Je vous écris deux cents légendes. Il ne nous reste plus qu’à trouver quatre auteurs, qui en écriront chacun deux cents. »
C’est ainsi que commence l’aventure des Mille e tre.
Je compte les dessins déjà exécutés et me remets au travail. Et en quête d’auteurs...
La création des 1003 dessins et de leurs légendes dure trois ans. Ensuite débute la recherche d’éditeur pour publier l’ensemble du projet. Un des conservateurs de l’Imprimerie Nationale s’y intéresse, puis renonce, prenant conscience du nombre colossal de dessins et du coût exhorbitant de l’entreprise. Un coût dissuasif pour plus d’un éditeur contacté par la suite.
Malgré le scepticisme de mon entourage, je n’ai aucun doute. Portée par le regard et les textes des poètes, je sais que le projet ne peut rester lettre morte.
Les ouvrages paraissent entre 1995 et 1996, grâce au soutien de Laurence et Michel-Ange Seretti de la librairie Nicaise, qui m’incitent à renoncer au livre unique et me font rencontrer des éditeurs : le Théâtre Typographique et Sixtus.
Quatre livres ont paru à ce jour :
Mille e tre 2, Deux cents flèches
200 dessins
200 tankas de Jacques Roubaud
Éditions du Théâtre Typographique.
Mille e tre 3, Out of the picture
200 dessins
200 cent vers de Tom Raworth
Éditions Sixtus
Mille e tre 4, Cites
200 dessins
200 vers de Michael Palmer
Éditions du Théâtre Typographique.
Mille e tre 5, Lignées
200 dessins
200 légendes de Jacques Derrida
Éditions William Blake and C°.
Seul le livre de Dominique Fourcade reste à paraître, son poème Vergissmeinnicht ayant été publié, sans les dessins, dans le recueil intitulé il, chez P.O.L.
Je comprends, après coup, qu’en assignant des poètes à écrire à ma place sur ces dessins muets et le secret qu’ils ensevelissent, je les ai fait écrire sur le grand blanc de mon enfance. Puis, comme si j’avais épuisé toutes les possibilités du noir et blanc, arrive la couleur.
Entre 1995 et 1996, chacune des parutions donne lieu à des signatures à la Librairie Nicaise.
Dessins, livres et peintures y sont exposés.
En 1996, a lieu une exposition de mes pastels à la Galerie Philip. Le jour du vernissage, lecture de leurs textes pour Mille e tre par Jacques Roubaud et Jacques Derrida. L’année suivante, la Librairie la Hune nous offre sa vitrine.
Découverte des rouleaux de papier à cigarette Roll’s :
5 cm de haut, quant à la longueur...
Lorsque je déroule pour la première fois l’un d’entre eux, je ne fais pas immédiatement le lien avec les immenses rouleaux de paysages chinois du musée Cernuschi, qui me fascinaient, enfant. Mais je prends aussitôt la plume et commence à dessiner, pour ne m’arrêter que... six mètres plus tard. La couleur vive du crayon Caran d’Ache s’imposera, dans un second temps, pour animer un univers chaotique en perpétuelle métamorphose, où se télescopent de petits personnages tragi-comiques, pris dans un océan d’incompréhensibles apories.
Un travail stoppé net faute de matériel : la marque du fabriquant s’étale à présent sur toute la longueur des rouleaux vierges, rendant le dessin impossible. Disparues la beauté de la texture, la finesse du filigrane, la transparence laiteuse, soyeuse du papier Vergé.
La parenthèse des rouleaux refermée, je continue à osciller entre les extrêmes : des grands pastels monochromes, aux feuilles de papiers à cigarette Goudron Lacroix [ 7 x 4 cm ]. Perpétuel mouvement de bascule, de l’infime à l’immense, du proche au lointain... comme le mouvement des marées ?
En 1993, Jacques Elbaz me propose de faire partie des artistes de la galerie qu’il vient d’ouvrir rue d’Alger à Paris, et en 1995 il organise une première exposition personnelle, où sont montrés des pastels et l’intégralité des dessins pour Mille e tre. En 2002 : deuxième exposition personnelle de pastels et dessins à la galerie.
En 2010 une trentaine de rouleaux seront exposés à la Galerie Jacques Elbaz.
Entre 2011 et 2016, séjours en Normandie. J’entreprends d’écrire l’histoire du secret familial dont je tiens enfin le dénouement. Chaque jour, après mes heures de travail, je descends au bord de la mer photographier ce que je crois être de banales scènes de plage. Lorsque je les ouvre sur l’ordinateur, je découvre, médusée, que mes scènes de plage ressemblent à des scènes de crime et qu’elles illustrent parfaitement le texte que je suis en train d’écrire.
Le jaillissement de ce travail photographique engendré par l’écriture viendra en scander l’avancée, chapitre après chapitre. Il éclipsera pour un temps dessin et peinture. J’y reviens aujourd’hui.
1. L’atelier
2. Panneau Mille e tre (extrait)
3. Les mystères de la gare de l’Est, pastel
4. Rouleaux
5. À cœur ouvert photographie